L'œil a toujours exercé sur les hommes une fascination profonde. Durant la préhistoire, ils l'ont gravé sur les parois de leurs cavernes, lui prêtant déjà une profonde dimension mystique. Au cours de l'Égypte prédynastique (-8000 à -3400) ce trait culturel s'intensifie. On dit des yeux d'Horus, divinité centrale du panthéon incarnant le ciel, qu'ils sont le soleil et la lune.

La mythologie raconte, à cet égard, qu'Horus se blessa grièvement un œil lors d'un combat avec Seth, le dieu guerrier qui assassina son père Osiris. Toth, représenté sous la forme d’un ibis, guérit l'œil et s'en servit même pour ressusciter Osiris. Ainsi, pour les Égyptiens d'antan, Thot peut être considéré comme l'ancêtre des ophtalmologues. L'œil d'Horus traversa la légende pour gagner les foyers, sous la forme d'une amulette aidant la guérison des maladies.
Rapidement, la civilisation égyptienne se distingua dans le champ de la médecine. Tour à tour, Homère, Hérodote ou encore Pline l'Ancien salueront l'avance prise par les Égyptiens dans ce domaine. La traduction des hiéroglyphes de la Pierre de Rosette, en 1822, permit de comprendre une série de textes médicaux, dont le fameux papyrus « Edwin Smith ». Daté de -1500, on l'estime toutefois être une copie d'un texte antérieur (environ - 2600), écrit par un homme aux multiples atouts : Imhotep. Architecte, poète, philosophe, il est aussi considéré par certains comme le père de la médecine. S'il est bien connu que les Égyptiens fabriquaient déjà des prothèses oculaires, principalement pour les momies, on sait moins qu'Imhotep décrivit 29 maladies de l'oeil.
On peut retrouver au World Museum de Liverpool ce qui pourrait bien être les premiers instruments de chirurgie oculaire. Ils ont été extraits de la tombe du roi Khasekhemwy, qui vivait en Haute-Égypte il y a plus de 4700 ans. Il s'agit d'aiguilles de cuivre qui auraient pu servir à opérer la cataracte. Cette opacification progressive du cristallin, la lentille naturelle qui se situe derrière la pupille, est aujourd'hui encore à l'origine de la moitié des cas (environ 20 millions) de cécité sur notre planète. Si l'un des défis de l'ophtalmologie contemporaine « consiste à rendre la chirurgie de la cataracte accessible à tous », elle constituait également un véritable problème de santé publique chez les Égyptiens, en raison de la poussière et du sable auxquels leurs yeux étaient exposés.

En guise d'opération, des aiguilles de cuivre plates et affûtées étaient insérées dans la cornée d'un malade et servaient à abaisser le cristallin et à le faire basculer dans le corps vitré de l'oeil. La méthode était grossière, mais elle avait l'avantage de permettre aux rayons lumineux d'atteindre à nouveau la rétine. Au bout de l'opération, le patient voyait à nouveau mais malheureusement de manière floue. Les interprétations divergent toutefois quant à la capacité des Égyptiens à avoir compris cette maladie aussi tôt.
En effet, le papyrus médical Ebers (environ -1500), du nom de l'égyptologue allemand qui en fit l'acquisition à Louxor en 1873, ne fait pas mention de ce type d'opération. Neuf pages du texte sont pourtant consacrées aux maladies des yeux, décrivant notamment la blépharite (inflammation des paupières), le leucome (tache due à une lésion oculaire), le trichiasis (inflexion irritante des cils vers l'oeil) ou les inévitables conjonctivites et cataractes.
Les remèdes conseillés consistaient souvent en un mélange d'incantations et de lotions à base de divers fluides extraits d'animaux. Ainsi, la cataracte était soignée avec « un cataplasme à base de graisse d'oie et de miel », le tout mélangé à un appel aux dieux pour « renforcer le remède ». De plus, les fards utilisés par les Égyptiens possédaient, outre leurs objectifs cosmétiques, de fortes qualités thérapeutiques. L'un des éléments chimiques retrouvés dans leur composition, la laurionite, contenait des ions de plomb « stimulant le système immunitaire, protégeant ainsi l'oeil des infections fréquentes dans la vallée du Nil ».

Les Égyptiens ne sont pas les seuls pionniers de l'ophtalmologie. Dans l'Inde antique, des embryons de chirurgie oculaire se manifestent également. Les Vedas, les premiers textes sacrés, mentionnent déjà des tentatives d'extraction de l'œil blessé. L'Ayurveda, la médecine traditionnelle indienne, transmise à la fois par voie orale et textuelle, consacre en partie l'un de ses piliers, le Salakya-tantra, aux opérations de l'oeil. Si certaines sources estiment que, dans le sous-continent indien, les premiers traitements oculaires ont été effectués en -2500, on retrouve des informations bien plus précises dans les écrits de Susruta.
Ce médecin, dont la biographie demeure famélique, aurait vécu à Varanasi entre -800 et -600. Il serait l'auteur du Susruta Sahita, un vaste traité couvrant « tous les champs de la médecine », qui consacre 18 chapitres à l'œil. Susruta estime que l'œil est séparé en cinq entités anatomiques : les cils, la paupière, la sclérotique groupée à la cornée, la choroïde (paroi située sous la sclérotique) et la pupille. Il décrira également 76 maladies des yeux ainsi que les pistes pour les soigner. Parmi elles revient bien sûr la cataracte, très courante au vu de la proximité de l'Inde avec l'équateur. Susruta explique avec précision une méthode poussée d'abaissement de la cataracte, de l'anesthésie à base de cannabis et de vin jusqu'au bandage post-opératoire enduit de ghee, le beurre indien, et d'extraits de racine, en passant par la bonne méthode pour maintenir l'aiguille avant de percer l'oeil.

Les connaissances ophtalmologiques des Grecs et des Romains seront durablement influencées par les recherches égyptiennes antérieures, notamment dans la composition des collyres, ces onguents que l'on appliquait, après fluidification, sur les infections oculaires.
Hippocrate se distinguera par sa description poussée du trachome (littéralement, l'oeil dur), cette infection oculaire bactérienne qui constitue aujourd'hui la principale cause évitable de cécité, présente essentiellement dans les pays en développement. Le père de la médecine contribuera surtout, en ophtalmologie comme ailleurs, à tracer une séparation nette entre le surnaturel et le divin d'un côté et l'exercice de la médecine de l'autre.
Dans ce domaine, les recherches d'Alcmaeon de Crotone (5ème siècle avant J-C) et de Hérophile de Chalcédoine (-330 à -260, environ) porteront essentiellement sur l'anatomie de l'œil. On leur crédite notamment les premières descriptions du nerf optique, bien que très imprécises. Hérophile œuvrera surtout à Alexandrie, devenue le cœur du monde hellénique, et fut un des rares savants de l'époque à pouvoir disséquer des corps humains, pratique qui était alors extrêmement mal perçue.
Petit à petit, avec l'arrivée des savants grecs, Rome, qui se contentait d'une médecine extrêmement rudimentaire, s'intéressera aussi à l'ophtalmologie, grâce à des empiristes tels que Celse (premier occidental à décrire l'abaissement de la cataracte, peu avant l'ère chrétienne) et à Rufus d'Éphèse (1er-2ème siècle après J-C). Ce dernier laissera surtout à la postérité une connaissance plus claire de la structure de l'œil, décelant la conjonctive, cette membrane qui recouvre une partie des paupières internes et du globe oculaire.
Il identifia notamment deux espaces distincts, l'un entre la cornée et l'iris et l'autre située derrière le cristallin jusqu'à la rétine. Galien offrira quelques modifications à cette vision fort schématique de l'œil, qui n'évoluera guère plus jusqu'à Vésale, au début du 16ème siècle. Le grand médecin de Pergame s'intéressera également aux canaux lacrymaux.
Le début de l'ère chrétienne marquera également les premières esquisses de l'optique. A Alexandrie, Ptolémée s'intéresse, au 2ème siècle après J-C, à la réflexion et la réfraction de la lumière, en se basant sans doute sur les recherches d'Euclide et d'Archimède.

Le déclin de l'Empire romain inaugurera, en Occident, une période sombre pour les sciences. En matière d'ophtalmologie, comme dans bien d'autres domaines, ce sont les Arabes qui désormais se distingueront. Ils reprendront à leur compte bon nombre de textes grecs, qui seront traduits en arabe avant de passer, des siècles plus tard, à la civilisation occidentale. Dès le 8ème siècle, Yuahan Ibn Masawaih, un médecin assyrien officiant à Bagdad, proposera un nouveau mode d'opération de la cataracte, grâce à un tube permettant une succion. Cette technique, qui ne s’imposera jamais véritablement, sera affinée deux siècles plus tard par Ammar bin Ali Al Mawsili, qui la pratiquera en Égypte et à Tibériade grâce à une seringue surmontée d'une aiguille creuse.
Durant la période de l'âge d'or du califat des Abbassides (850 à 1258), la profession d'oculiste occupa une place importante dans la société. Poussant plus loin les découvertes des Grecs, les scientifiques d'alors produiront une littérature considérable. Parmi les ouvrages les plus notables, on compte le Livre des dix traités de l'oeil, l'une des 36 œuvres axées sur l'œil produites par Hunain Ibn Ishaq (808-873), et le Traité d'optique d'Ibn al-Haytham (965-1040).
Le premier, grandement inspiré par les médecins gréco-romains, a permis à bon nombre de praticiens européens ultérieurs de connaître l'œuvre de Galien tout en ouvrant la voie à de nouvelles explorations oculaires.
Quant au Traité d'optique, qui couvre des champs aussi divers que l'anatomie oculaire, les illusions d'optique et la psychologie, il permettra une évolution notable dans la compréhension de la vision. Les deux grandes théories qui prévalaient à l'époque postulaient que la vision résultait de rayons émanant de l'œil (selon Euclide et Ptolémée) ou bien que les objets extérieurs transmettaient leur forme à l'œil (selon Aristote et ses disciples). Ibn al-Aytham, grâce à de nombreuses expériences sur la lumière, en conclut que la vision provenait plutôt des rayons de lumière venant, de tous les points d'un objet, en direction de l'œil.
Pendant deux siècles encore, l'intérêt pour l'ophtalmologie ne cessera de croître dans le monde arabe. Si peu de grandes évolutions anatomiques sont à recenser (à l'instar des Grecs et des Romains, les Arabes croyaient que le nerf optique était vide), certaines techniques de soin furent toutefois approfondies. Ainsi, le trichiasis, cette inflexion des cils vers l'œil, se soignait en retirant les cils concernés et en cautérisant les racines.
Une question importante demeure. Depuis le début du 20ème siècle, plusieurs historiens débattent en effet du rôle joué par Averroès dans l'identification de la rétine comme élément-clé de la vision, là où Galien croyait qu'il s'agissait du cristallin. Hélas, les textes du grand savant de Cordoue sont trop ambigus pour balayer les doutes.

A la fin du Moyen-Âge, lorsque la reconquête de l'Espagne maure s’amorce, l'ophtalmologie connait ses premiers soubresauts en Europe occidentale. Cet embryon de renouveau sera largement dû à la traduction de certains traités arabes en latin, du contact avec les Juifs sépharades espagnols et aux dernières traces subsistant, notamment dans les monastères, du savoir gréco-romain.
Au 13ème siècle, les écrits proposés par les savants ne sont rien de plus que des redites ou des compilations des ouvrages arabes. L'opération de la cataracte était bien souvent menée par des praticiens itinérants et les interventions oculaires mises de côté par les chirurgiens établis. Parmi les théoriciens, on compte notamment un certain Pierre d'Espagne, qui se penchera surtout sur l'hygiène oculaire et les traitements médicaux des affections de l’œil, mais sans s'hasarder à écrire sur la chirurgie. En 1276, il deviendra pape, avant de mourir, quelques mois plus tard, dans l'effondrement du toit de son palais.
Si la pré-renaissance fut pauvre en termes d'anatomie (la dissection était tout à fait mise de côté), elle marqua l'avènement d'une invention cruciale : les lunettes. Bien que le premier tailleur de pierres de roche capable de créer des verres correcteurs est peut-être l'original inventeur berbère Abbas Ibn Firnas (9ème siècle), ce sont surtout des moines du 13ème siècle qui se penchèrent sur les problèmes de vue. Étant les plus grands lecteurs de l'époque, ils ne pouvaient certes pas échapper aux tourments de la presbytie.
Inspiré par le Traité d'optique d'Ibn al-Aytham, le moine anglais Roger Bacon confirmera ainsi l'utilité des lentilles convexes pour agrandir les objets. Les premières lunettes auraient été fabriquées après 1250 en Italie, quoique Marco Polo témoigne avoir vu des Chinois en utiliser vers 1270. Difficile, aujourd'hui, de donner un nom à son inventeur, tant les versions diffèrent. On sait toutefois qu'il s'agissait, au début, de verres ou de roches pour la presbytie encerclés dans des montures de cuir, de métal ou d'os, et que les branches n'exis-tèrent pas avant le 15ème siècle. Les progrès dans la fabrication du verre (et notamment les verres de Murano, île proche de Venise) ne sont pas étrangers à la propagation des lunettes au 14ème siècle.
L'invention de l'imprimerie (1450), outre son caractère révolutionnaire, provoquera également un besoin croissant de lunettes. En plein Quattrocento, la ville de Florence deviendra ainsi la plaque tournante de la production des lunettes et innovera rapidement pour accoucher des premiers verres pour myopes, au milieu du 15ème siècle.